Prochainement...

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Fondamentalismes religieux et new age mystico ésotérique
Des bases communes pour 2 construits d'action sociale opposés

L'exemple de l'Eglise catholique, entre la Fraternité Saint Pie X et le Renouveau charismatique

Malgré les références identitaires qui les différencient, les fondamentalismes contemporains constituent une réponse identique au grand bouleversement mondial de l'espace, du temps et de l'organisation sociale. Il existe plus de convergences entre les fondamentalismes de nos trois monothéismes juif, chrétien et musulman qu'entre les diverses communautés d'une même religion. Ces fondamentalismes se caractérisent par un repli identitaire vers des certitudes absolues qui rassurent des individus apeurés. Les nouveaux mouvements spirituels, au contraire, ont avalé la culture orientale faite d'émotion et de contemplation et la digèrent à l'aune de la modernité.


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La tentation du sectarisme

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La tentation du sectarisme, une addiction sociale complexe
Le gourou autocrate totalitaire, une réponse aux besoins d'adeptes hyper individualistes

(en construction)

Les grandes religions traditionnelles s'effondrent. Comme l'Eglise catholique écartelée entre la Fraternité Saint Pie X et le Renouveau charismatique, elles sont prises dans le balancier complexe entre repli identitaire autour du fondamentalisme et nouvelles aspirations incarnées par le New age mystique et ésotérique. Les religions sont en miettes au moment où la profusion spirituelle devient considérable. La grande mutation du religieux est en marche. Les sectarismes y sont largement représentés.

En médecine, l'addiction physique et/ou psychologique est clairement définie. Si l'adepte souhaite se débarrasser d'un produit mais n'y parvient pas, il y a addiction et le produit est déclaré addictif. Pas de jugement moral, c'est purement scientifique. Malheureusement, l'addiction sociale est plus complexe à définir.

La psychologie a introduit la notion de manipulation mentale, mais tout le monde manipule tout le monde en permanence. Certes, certaines techniques sont plus fourbes que d'autres, mais c'est alors une question d'échelle ou de degrés. Le jugement devient plus délicat. Quant à la sociologie, elle regarde avec intérêt le déclin des formes religieuses traditionnelles et la nouvelle abondance de mouvements spirituels, à l'égal du développement des tribus urbaines modernes, sans s'en alarmer outre mesure.

La sociologie oublie peut-être un peu vite l'importance du gourou pour se focaliser sur le seul groupement spirituel. Or, le sectarisme naît de l'interaction entre les adeptes et leur gourou. C'est une addiction psychosociale complexe. A l'égal de l'individu moderne, l'adepte est hyper individualiste et à la recherche de son identité perdue. Il est en quête de sens, d'émotion, de lien social et de certitudes. Le gourou se fait séducteur, autocrate et totalitaire, et lui offre des réponses. Ce phénomène sectaire ne se limite pas au seul domaine spirituel, il englobe l'ensemble des idéologies, qu'elles soient religieuses, philosophiques ou politiques.

Quand l'émotion prime, la manipulation n'est pas loin. Dans un monde en perte de repères où règne l'incertitude, la tentation de suivre une communauté, son prophète et son messianisme est forte. Le besoin de certitudes est profondément ancré en chacun de nous. C’est pourquoi il faut savoir conserver son esprit critique et son libre arbitre. L'individu moderne parvenu à maturité, c'est celui qui est autonome et responsable, qui choisit sa voie et bâtit ses propres repères, sans certitude absolue aucune, mais avec de solides convictions.
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La fabuleuse épopée du Sahaj Marg

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Entre la globalisation d'une spiritualité indienne & l'individualisme exacerbé de ses adeptes

A la fin du dix neuvième siècle, le scientisme hérité de la science positiviste et du rationalisme règne dans la société industrielle. Le rythme du temps s'accélère avec le progrès scientifique et le déferlement technologique. En parallèle, l'individu s'oppose à la normativité de sa communauté d'appartenance pour affirmer son autonomie avec le développement de l'esprit critique et du libre arbitre issus des Lumières. Globalisation, immédiateté et individualisme s'emparent peu à peu du monde occidental. Les jours des grandes religions leur sont comptés, l'athéisme est promis à un bel avenir.

Mais le scientisme et le mythe du progrès triomphant s'effondrent au cours du vingtième siècle. L'individu se rebelle dans ce monde qui a bouleversé l'espace et le temps. Face au rationalisme scientifique et à la technologie, l'individu libère ses pulsions irrationnelles longtemps refoulées, il renoue avec une vision magique du monde et réaffirme le primat de sa subjectivité et de ses émotions. Face au matérialisme libéral ou marxiste, à la loi du marché et l'argent roi, il part en quête de sens et d'accomplissement personnel. Face à cette société déshumanisante, il affiche son besoin de relations interpersonnelles et rappelle son statut d'être social.

Les religions sous leurs formes traditionnelles ne répondent plus aux besoins des individus ni à ceux de la société. Elles meurent tandis qu'explosent de nouvelles formes de spiritualités mondialisées, des produits religieux standardisés, déterritorialisés et déculturés. Cette nouvelle religiosité est plus individuelle. Elle se caractérise par la liberté de choix, la responsabilité individuelle et leur corollaire d'anxiété. Elle se tourne "vers un dieu différent, moins personnalisé, plus intérieur et plus féminin, un dieu de miséricorde, de tendresse, d’amour" dit Frédéric Lenoir. Dans un ultime rejet des savoirs scientistes et de la culture profane ambiante, l'individu part en quête de sens. Au travers de la contemplation et de la méditation, de l'expérience du corps et de l'extase, il renoue avec la sensibilité et l'émotion.

Nouveaux mouvements religieux pour les anglo-saxons, sectes pour les français ou nouvelles spiritualités pour le monde oriental, les vocables utilisés pour décrire cette profusion spirituelle montrent à quel point les différentes appréhensions de ce phénomène peuvent diverger. Dans ce contexte de mutation exceptionnel du phénomène religieux, voici l'exemple de la fabuleuse épopée de bientôt 70 ans de Sahaj Marg, une spiritualité mondialisée d'origine indienne, basée sur des techniques de méditation issues d'une simplification du raja-yoga hindou ancestral. La Shri Ram Chandra Mission, organisation chargée de diffuser cet enseignement, lui reconnaît trois maîtres, Lalaji, Babuji et Parthasarathi Rajagopalachari, son dernier maître vivant.

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Aux sources de la légende du Sahaj Marg, Lalaji puise dans les racines les plus anciennes et les plus profondes des valeurs du soufisme et de l'hindouisme pour forger un enseignement spirituel syncrétique. Reprenant ses acquis, Babuji fonde le mythe du Sahaj Marg. Il le débarrasse de toutes références au soufisme et ne conserve que l'image réductrice d'un raffinement du raja-yoga pour le diffuser dans l'Inde entière. Son successeur Rajagopalachari, controversé dans son pays, part en Occident retrouver une nouvelle légitimité, standardisant au passage le produit spirituel imaginé par son maître. Revenu triomphant et tout puissant en son pays, il part alors à la recherche de la respectabilité qui lui fait défaut, mais les germes du déclin foisonnent déjà.

D'abord un enseignement syncrétique issu de l'hindouisme et du soufisme (1891-1930)

A la fin du dix neuvième siècle, en 1891 très exactement, un jeune brahmane du nom de Ram Chandra Lalaji de Fatehgarh rencontre le maître d'une lignée soufie indienne. Cette rencontre entre un hindou et un musulman n'a rien d'exceptionnel dans cette région du nord de l'Inde, l'Uttar Pradesh, très peuplée et fortement islamisée. Leur amitié est beaucoup plus surprenante en cette époque politiquement sensible où les tensions interreligieuses entre communautés s'exacerbent.

Hazarat ou Maulana Shah Fazal Ahmad Khan de Raipur, surnommé plus simplement Hujur, est le guide spirituel de la Tariqa Mazahariya. Cette ramification de la confrérie soufie de la Naqshbandiya, créée par Mirza Mazhar Zanzana (1701-1781), est durablement implanté dans l'Uttar Pradesh. C'est déjà une sorte de syncrétisme entre les principales confréries soufies indiennes et certains enseignements traditionnels hindous. Mais Hujur et son disciple Lalaji vont encore plus loin dans cette voie. Ils mettent en évidence les équivalences entre les spiritualités soufie et hindoue et en réalisent une nouvelle synthèse. Leur objectif, totalement à contre courant de l'histoire immédiate dominée par le repli identitaire face à l'envahisseur britannique, est d'abolir les frontières interreligieuses.

Le fruit de leur travail établit que la responsabilité principale de l'évolution spirituelle de l'aspirant repose dans les mains de son maître, à condition qu'il entre en contact quotidien avec son gourou par le biais de la méditation. Le maître déverse l'énergie divine dans le cœur de son disciple en le libérant de ses pensées impures. On retrouve des bases du Santmat posées par Kabir au quinzième siècle, comme des éléments des onze principes de la Naqshbandiya qui prônaient déjà la méditation silencieuse du cœur et le souvenir constant de la présence divine.
A la suite d'Hujur, Lalaji devient le premier guide spirituel hindou de la Tariqa Mazahariya, jamais converti à l'islam. Son enseignement s'inspire de plus en plus du Santmat de Kabir et de ses successeurs au fil du temps. Ainsi, plusieurs de ses disciples fondent le courant des Ramashram Satsang, sorte de syncrétisme entre soufisme et Santmat, qui se répand dans le nord de l'Inde.

En 1930, un an avant sa mort, Lalaji désigne son propre fils Jag Mohan Narain pour lui succéder à la tête de l'ordre, contrairement au souhait d'Hujur de voir y accéder le neveu de Lalaji, Brij Mohan Lal Dadaji. Il crée ainsi pour la première fois au sein du soufisme un lignage héréditaire, qui porte le nom de Tariqa Ramchandriya.

NaqshMuMRA (Tariqa Ramchandriya soufie des descendants de Lalaji), Golden sufi center (Tariqa soufie issue du neveu de Lalaji), Ramashram satsang et Akhil bhartiya santmat satsang (deux syncrétismes entre soufisme et santmat) sont tous encore aujourd'hui des mouvements spirituels qui revendiquent un héritage direct de Lalaji et de sa famille.

Le Sahaj Marga, un raffinement du raja-yoga (1931-73)

En 1945, non loin de là, Ram Chandra Babuji de Shahjahanpur déclare être l'unique héritier spirituel réellement nommé par Lalaji.

Différentes personnalités décédées depuis longtemps s'adressent à lui dans des rêves qu'il appelle des intercommunications, tels Lalaji, les soufis Hujur et Baqi Billah ou les hindous Swami Vivekananda, Ramakrishna et Bouddha lui-même. Ils demandent à Babuji de créer l'enseignement du Sahaj Marga (easy way, la voie facile) et de fonder l'organisation Shri Ram Chandra Mission (SRCM) à Shahjahanpur.

Babuji a rencontré physiquement Lalaji trois fois en tout et pour tout, la première le 3 juin 1922. Tout le reste est le fruit d'une intercommunication qui débute au lendemain de la mort de Lalaji en 1931 puis s'interrompt pour reprendre à partir d'avril 1944. Entre temps, il fréquente le Ramashram satsang du Docteur Chaturbhuj à Etah et celui de Shri Krishna Lal à Sikandarabad, semble-t-il. Il rêve aussi qu'il se rend à Kanpur, siège de la famille de Raghubal Dayal Chachaji, le frère de Lalaji et père de Brij Mohan Lal Dadaji. D'après son journal, Babuji considérait qu'il était entouré de concurrents et d'ennemis. Ceux-ci ont même tenté de l'empoisonner et de l'assassiner. Réalité ou délire paranoïaque ? Ennemis peut-être, concurrents certainement.

D'abord, les parents du jeune Babuji s'offusquent qu'il fréquente des musulmans. Lui-même ensuite, avec son livre "Efficacy of Rajayoga in the Light of Sahaj Marg" publié en 1947, effectue un recentrage stratégique de son enseignement autour du raja-yoga et du seul Lalaji, effaçant ainsi toute référence au soufisme. Il est vrai que l'indépendance et la partition sont au cœur de l'actualité indienne du moment. Plus tard, en 1963, il exprime même l'opinion que le Sahaj Marga a remplacé les différentes confréries soufies qui lui semblent dépassées.

Raffinement du raja-yoga, l'enseignement spirituel du Sahaj Marga élimine les difficiles étapes préliminaires à la méditation, le rendant ainsi plus facile et praticable pour notre époque. Les dix commandements édictés par Lalaji à Babuji précisent que la pratique comporte aussi une prière avant le lever du soleil, ainsi qu'une repentance pour les péchés commis au coucher du soleil. Sans oublier d'avoir un coeur empli d'amour et de dévotion, et que le but est d'atteindre l'unité avec Dieu.

Babuji débute son enseignement spirituel dans l'Uttar Pradesh, où il s'allie Kasturi Chaturvedi qu'il déclare bientôt "sainte du Sahaj Marga". Mais sa notoriété déborde rapidement du nord de l'Inde et se propage à l'ensemble du pays. Des hommes du sud le rejoignent, tels Raghavendra Rao au sud-ouest (Raichur, Karnataka), le Docteur KC Varadachari au sud-est (Tirupati, Andhra Pradesh), puis Parthasarathi Rajagopalachari plus au sud encore (Chennai, Tamil Nadu).
La rencontre entre Babuji et le Docteur Varadachari se transforme vite en une profonde amitié. Titulaire de la célèbre Chaire de Vivekananda à l'Université de Madras, ce professeur de philosophie crée le Sahaj Marg Research Institute en 1965 et contribue ainsi largement à la diffusion du Sahaj Marga auprès du grand public.

Babuji nomme des précepteurs, chargés de servir de canal de transmission entre lui et ses disciples. A la fin des années soixante, certains d'entre eux partent à l'étranger et commencent à diffuser le Sahaj Marga. Babuji effectue son premier voyage en Occident en 1972, accompagné de Parthasarathi Rajagopalachari. Et la Shri Ram Chandra Mission s'agrandit.

Le Docteur Varadachari alerte Babuji sur les risques de dérives de l'enseignement dues à son expansion dès 1970, mais il décède l'année suivante. Et Babuji vieillit et fatigue lui aussi, il a 75 ans en 1974 quand il est hospitalisé à Lucknow. L'année précédente, Kasturi Chaturvedi, Raghavendra Rao et Parthasarathi Rajagopalachari lui ont proposé de le seconder dans son travail spirituel. Kasturi s'occuperait du nord, Rao du sud et Rajagopalachari de l'extérieur de l'Inde, mais Babuji a refusé et il continue inlassablement de voyager.

Le Sahaj Marg, enjeu de pouvoir (1974-84)

Babuji a d'abord préparé son grand ami, le Docteur Varadachari, à sa propre succession. Mais ce dernier est mort bien avant lui, dès le 30 janvier 1971, le laissant dans l'embarras. Il se rapproche alors de Rajagopalachari devenu son disciple en 1964, le nommant secrétaire général de la Mission en 1970, et tout semble bien aller entre eux. Mais soudain, tout bascule en 1982. Babuji lui fait de graves reproches dans un courrier en date du 6 avril et il nomme un autre secrétaire général à sa place le 28 juin.

En septembre, très malade et affaibli, Babuji écrit depuis Paris que certains complotent pour accaparer les biens de la Mission. Il accuse Rajagopalachari d'avoir tenté de l'empoisonner à de multiples reprises depuis huit ans. Il ajoute enfin que celui-ci se présente aux disciples occidentaux comme le futur président de la Mission, alors qu'il vient de nommer secrètement son propre successeur. Encore une fois réalité, paranoïa ou bien plus simplement sénilité ?

Babuji est malade, il délire et ne peut marcher seul. Le médecin qui l'accompagne confirme qu'il n'aurait jamais du entreprendre ce voyage vu son état de santé. Rajagopalachari, quant à lui, est devenu taciturne et agressif mais le français André Poray lui vole la vedette à Paris ce qui ne le laisse pas indifférent, sans parler des reproches de Babuji.

Babuji décède le 19 avril 1983. Lors du rassemblement qui se tient le 10 juillet suivant, deux prétendants se manifestent. Le fils aîné de Babuji, Prakash Chandra, présente la candidature de son fils, Sharad Saxena, et Parthasarathi Rajagopalachari présente la copie de sa lettre de nomination datée du 23 mars 1974. Le comité de travail renvoie sa décision au mois de février suivant.

Lors de sa réunion des 6 et 7 février 1984, le nouveau secrétaire général SA Sarnad propose que le comité soit présidé par son doyen, PC Chaturvedi, père de Kasturi. Les deux candidatures de Sharad et Rajagopalachari sont rejetées pour tromperie. Le comité précise que la lettre de Rajagopalachari a été oblitérée à une date antérieure à celle qui figure à l'intérieur et que Babuji avait porté plainte pour le vol de quatre lettres à entête de la SRCM. Sarnad présente alors au comité la lettre de nomination secrète qu'évoquait Babuji et qui désigne un autre de ses fils, Umesh Chandra Saxena, datée du 16 avril 1982. Le comité l'examine, la valide et déclare Umesh Chandra président. Sarnad est chargé de diffuser une circulaire pour annoncer sa nomination qui est entérinée en assemblée générale devant 982 membres le 8 février 84.

Selon les partisans de Rajagopalachari, Kasturi et le canadien Donald Sabourin ont été les témoins de sa nomination. Le fils du Docteur Varadachari, K.C. Narayana ajoute que Babuji lui a annoncé en 1979 qu'il aurait à travailler en étroite relation avec Rajagopalachari après sa mort. On dit aussi que Babuji déclarait toujours en 1980 à Munich qu'il lui laisserait le pouvoir. Et tout le monde s'accorde à dire que les enfants de Babuji ne participaient pas aux méditations collectives hebdomadaires et n'ont jamais montré aucun signe d'intérêt pour les choses spirituelles.

Mais Parthasarathi Rajagopalachari, cet homme du sud, fumeur de cigarettes américaines très occidentalisé, n'est pas du tout apprécié par les seniors précepteurs. En 1981, deux d'entre eux, Raghavendra Rao et Ramachandra Reddy, ont effectué une tournée non officielle aux Etats-Unis en compagnie d'Umesh Chandra Saxena, qui n'est même pas précepteur. Les détracteurs de Rajagopalachari affirment aussi que Babuji l'a destitué de toutes responsabilités et ils ajoutent qu'il a accompagné Babuji sans son accord dans sa dernière tournée en France, déclarant qu'il serait président avant la mort de Babuji à des disciples danoises.

Alors, la lettre de nomination de Rajagopalachari est-elle une contrefaçon ? Babuji a-t-il démis Rajagopalachari de toutes ses fonctions ? L'accuse-t-il à juste titre des pires atrocités ou bien son courrier de Paris n'est-il que le fruit du délire et de la sénilité ? Pourquoi sa famille a-t-elle commencé par présenter la candidature de Sharad en juillet 83 avant de faire valoir la lettre de nomination secrète d'Umesh Chandra ? Autant de questions qui resteront sans doute à jamais sans réponses sûres.

En désignant son fils, Babuji stipulait qu'il deviendrait président de la Shri Ram Chandra Mission de Shahjahanpur et représentant spirituel en droite ligne de succession. Dans son courrier d'accusation, il précisait qu'il serait secondé dans sa tâche par Narayana, SP Srivastava et deux autres disciples. Mais Umesh Chandra cède provisoirement sa place à Srivastava, nouveau président élu et non pas désigné, pour éviter la dislocation de l'organisation. Ce dernier siège donc à Shahjahanpur et s'attelle à la publication du journal de Babuji.

Rajagopalachari fait sécession, rassemble un autre comité à Hyderabad qui le désigne président, puis il siège à l'ashram de Chennai dans le sud de l'Inde, et parcourt le monde en quête d'appuis. Narayana reste fidèle à la demande de Babuji de 1979 et trahit celle de septembre 82, il rallie Rajagopalachari et refuse de seconder Umesh Chandra. C'est ensuite au tour de Sarnad de rejoindre le clan de Rajagopalachari, interrompant ainsi la diffusion de la circulaire de nomination d'Umesh. Rajagopalachari, quant à lui, contacte les précepteurs nommés par Babuji, leur donnant l'ordre de le reconnaître président, faute de quoi il les démets de leur fonction.

En Europe, certains disciples de Babuji complètement égarés suivent André Poray, tandis que débute une longue bataille juridique entre Umesh Chandra Saxena et Parthasarathi Rajagopalachari, pour la présidence de la Shri Ram Chandra Mission et le contrôle de l'ashram de Shahjahanpur.

Le Sahaj Marg à la conquête du monde (1984-2004)

Parthasarathi Rajagopalachari, surnommé Chari ou plus affectueusement Chariji par ses disciples, est en quête d'une légitimité qui lui manque. Il connaît bien la culture occidentale et la maîtrise parfaitement. Diplômé d'une licence scientifique, il a séjourné deux ans en Yougoslavie puis commencé à travailler dans l'ingénierie chimique. Rapidement, il a intégré le conglomérat industriel indien TTK & Co de Krishnamachari, d'où il dirige sa filiale Indian Textile Paper Tube jusqu'à sa retraite en 1985. Son travail l'a ainsi amené à parcourir le monde à de nombreuses reprises, représentant son pays lors d'une Conférence internationale sur les normes ISO en Suisse entre autres. Habile chef d'entreprise, il sait parfaitement diriger les hommes et gérer ses affaires.

Sans cesse en voyage, il parcourt tous les continents, faisant de l'Occident sa tête de pont. Il courtise ses disciples et ils sont vite subjugués par cet homme. Ils le trouvent charismatique et doté d'un regard étrange, à la fois pénétrant et troublant, en un mot fascinant. Ils le suivent partout, se pressent à ses pieds, lui demandent son avis sur tout et n'importe quoi et affichent son portrait chez eux. Les germes du culte de la personnalité sont tous là, il va savamment les exploiter pour renforcer son pouvoir d'attraction et la dépendance de ses disciples qui se transforment progressivement en adeptes asservis.

Il modifie la pratique spirituelle, sa définition et son histoire pour qu'elles répondent mieux à ses bersoins. Une fois la pratique codifiée et ritualisée, la légende instaurée et le produit spirituel bien standardisé, la marque Sahaj Marg™ est déposée à l'Agence américaine du Département du commerce (U.S. Patent & Trademark Office) le 29 juillet 1997. Pour couronner le tout, les statuts de la SRCM, société californienne, sont déposés dans la foulée.

Rajagopalachari nomme des précepteurs à tour de bras, non plus sur leur profil spirituel mais en fonction de leur ambition et de leur arrivisme. Il pratique alors un prosélytisme débridé, leur demandant de recruter sans cesse de nouveaux adeptes, pour atteindre Selon Babuji, l'objectif était d'atteindre la taille critique nécessaire au basculement de l'humanité dans la spiritualité. Il galvanise donc ses troupes de précepteurs après les avoir préalablement culpabilisées pour leurs manques de résultats. Ils doivent faire du chiffre, toujours plus de chiffre, rien que du chiffre. Les précepteurs sombrent alors dans l'angoisse de déplaire au maître, de ne jamais en faire suffisamment pour mériter son affection. Un mal-être permanent qu'il entretient soigneusement.

La stratégie de séduction des Occidentaux utilisée par Rajagopalachari ainsi que ses méthodes de management s'avèrent payantes si l'on en croit les chiffres avancés par les uns et les autres. Lalaji avait 100 à 200 disciples, Babuji environ 3 000 et 180 précepteurs. Rajagopalachari porte ce nombre à 20 000 en 1991, 50 à 55 000 vers 1995-97 et 75 000 en 2000 avec environ 1 500 précepteurs. De nombreux centres sont ouverts au Danemark, en France et en Suisse, au Canada et aux Etats-Unis, en Afrique du sud, en Australie, en Malaisie et à Singapour ou à Dubaï.

Fort de son succès occidental, Rajagopalachari revient donc tout puissant en Inde en 1999 pour fêter le centenaire de la naissance de Babuji. Le 30 avril, il inaugure le Babuji Memorial Ashram, à Manappakam dans la banlieue de Chennai, un ashram de cinq hectares qui peut accueillir 13 000 personnes à l'intérieur de son hall de méditation.

De son côté, la Shri Ram Chandra Mission de Shahjahanpur n'a pas connu le même succès. Elu en 84 puis réélu en 90, Srivastava a publié la seconde partie du journal de Babuji (mai 44 à juin 55) en trois volumes qui paraissent de 1987 à 89. En 1994, Umesh Chandra Saxena a été élu à la place de Srivastava, mais rapidement il ne fait plus l'unanimité. Il ne travaille pas, utilise l'argent de la Mission pour soutenir le train de vie de sa famille et invite des politiciens véreux pour des fêtes tapageuses. Raghavendra Rao et Srivastava prennent leurs distances, de même qu'André Poray en France.

Les défections n'ont pas épargné non plus le clan de Rajagopalachari. KC Narayana, qui avait repris la tête du Sahaj Marg Research Institute créé par son père, abandonne son poste en 1991 pour fonder l'Institute of Sri Ramchandra Consciousness (ISRC) à Hyderabad. Il reproche à Rajagopalachari de laisser se développer le culte de la personnalité et se refuse à lui reconnaître le titre de représentant spirituel de Babuji. Kasturi Chaturvedi dit à peu près la même chose lors d'un discours mémorable le 30 avril 95 devant les adeptes de Rajagopalachari assemblés à Chennai. N'ayant jamais joué de rôle administratif, elle prend encore un peu plus de distances et se retire à Lucknow.

En réalité, Rajagopalachari n'a jamais été complètement absent de son pays, mais il s'est cantonné dans son fief du sud à Chennai. Pour asseoir sa légitimité, il fait figurer sur la liste de ses précepteurs des célébrités comme Kasturi ou le petit-fils de Lalaji, Dinesh Kumar Saxena, avec ou sans leur consentement. Il développe des relations fort utiles avec des personnalités indiennes de poids. Il intègre à son propre comité de travail des représentants de la justice, des fonctionnaires de police et des entrepreneurs.

Fort de ses appuis intérieurs et de l'argent qui lui vient de ses troupes occidentales, il n'hésite pas à reprendre de force des ashrams tenus par ses adversaires. Ainsi dès 1984-85, ses sbires s'emparent des ashrams de Visakhapatnam, Nellore et Vadodara. En 88, c'est au tour de l'ashram d'Allahabad puis en 91 de Delhi et Moradabad, jusqu'à une première tentative avortée à Shahjahanpur même en 97.

Si l'on en croit le principal intéressé, le retour de Parthasarathi Rajagopalachari en Inde connaît un succès foudroyant et est couronné par une victoire à plate couture sur son organisation rivale, la Shri Ram Chandra Mission de Shahjahanpur. En 2003, il annonce que le nombre de ses disciples a été multiplié par trois en trois ans. De 75 000 en 2000, il serait passé à 200 ou 300 000 dès 2003-04.

Au crépuscule d'une multinationale parvenue à son apogée (2005-09)

Parthasarathi Rajagopalachari réunit facilement plus de 50 000 personnes lors des grandes cérémonies annuelles qu'il organise pour fêter son anniversaire. D'après mes estimations, les pratiquants réguliers sont à peu près aussi nombreux, mais la SRCM déclarée en Californie doit compter plus de 150 000 cotisants. Quant à la nébuleuse qui gravite autour du Sahaj Marg, elle pourrait bien atteindre quelques 500 000 sympathisants à travers le monde.

Le Sahaj Marg de Rajagopalachari, c'est aussi un petit empire foncier, immobilier et financier. En 1997, Umesh Chandra Saxena estimait son patrimoine à quelques 200 millions d’euros quand elle déclarait 55 000 adeptes. Si le patrimoine avait suivi la même évolution que les effectifs, on frôlerait aujourd’hui le milliard. Des dizaines d'ashrams, des centres de retraite, un institut de recherche et de formation, une marque internationale Sahaj Marg™, … L'organisation qui gère cette multinationale dans la plus grande opacité est composée de quatre fondations créées entre 1994 et 2004 en Suisse, aux Etats-Unis, en Inde et à Dubaï. Auxquelles viennent s'ajouter deux nouvelles sociétés pour la gestion d'une école en 2005, puis un trust pour l'édition de ses publications en 2009.

Grisé par son pouvoir, Rajagopalachari en use et en abuse sans limites. Ainsi en 2003, ses sbires essaient à nouveau de s'emparer de l'ashram de Shahjahanpur seulement quatre jours après le décès d'Umesh Chandra Saxena. Ils renouvellent leur tentative avec succès le 2 avril 2006 et s'emparent aussi de l'ashram de Raichur après le décès de Raghavendra Rao. Rajagopalachari se rend lui-même à Shahjahanpur en octobre 2007 pour marquer sa victoire symbolique. Autoproclamé seul maître vivant du Sahaj Marg mondial, il impose sa volonté aux courants alternatifs aussi bien qu'à ses propres adeptes.

Repoussant toutes limites, il ne demande plus à ses adeptes que d'obéir et servir. En 2005, faisant appel à leur seule confiance, il lance une campagne de souscriptions de 250 € par adepte pour un livre dont le contenu n'est pas divulgué. En 2007, la souscription passe à 1200 US$ pour un cadeau tout aussi secret dont les seuls bénéficiaires seront les premiers donateurs. En 2009, il annonce la sortie en nombre limité de trois nouveaux volumes en trois ans, suite du livre publié en 2005 en version de luxe, qu'il qualifie de Bible ou Védas du Sahaj Marg, toujours au prix de 250 € pièce, dont il interdit toute nouvelle édition avant 2030.

Fort de son patrimoine et de son pouvoir sur les hommes, il part à la recherche de la reconnaissance extérieure qui lui fait défaut pour obtenir une certaine respectabilité. Pour ce faire, il flirte avec les Nations unies sur les thématiques humanitaires et éducatives. Côté humanitaire, il ouvre quelques ashrams indiens pour prodiguer des soins gratuits ou distribuer de la nourriture, les centres de lumière. Côté éducation, à partir d'un travail élaboré par l'institut créé par Varadachari, il diffuse les valeurs spirituelles du Sahaj Marg dans une centaine d'écoles indiennes puis fonde en 2005 sa propre école, la Lalaji Memorial Omega International School (LMOIS).

La même année, son organisation s'associe au Département de l'information de l'ONU (UNDPI). En 2009, la SRCM organise une compétition nationale de composition écrite dans toutes les écoles indiennes en collaboration avec le Centre d'information des Nations unies pour l'Inde et le Bhoutan (UNIC), à l'occasion de la journée internationale de la jeunesse du 12 août. Cette action, entreprise par la seule SRCM depuis 1989, aurait mobilisé près de 75 000 enfants et jeunes participants de 10 à 24 ans en 2008.

Tout lui sourit, mais soudain en octobre 2008 depuis Dubaï, il décrète l'austérité financière et gèle tous les projets d'avenir au tout début de la crise financière internationale. En janvier suivant, à la surprise générale, il déclare qu'un cancer ronge le Sahaj Marg de l'intérieur et que son organisation est menacée de désintégration. Il trouve que ses précepteurs, imbus de leur position hiérarchique, ne font pas un travail de qualité. L'indiscipline règne partout, il y a des scissions entre communautés, des centres dissidents qui se disent fidèles à Babuji mais ignorent la Mission. Bref, il fait des cauchemars où il voit la SRCM se désintégrer en 240 petites missions à cause du manque de discipline.

Réalité, paranoïa ou bien sénilité ? Crise financière, crise morale, crise d'ego ou crise tout court ? Aurait-t-il atteint le point de non retour ? C'est en tous les cas une atmosphère de fin de règne.
En effet, Parthasarathi Rajagopalachari vieillit à son tour. Il a fêté ses 80 ans en 2007, deux ans après avoir désigné son successeur, le bengali Ajay Kumar Bhatter, pour étouffer les conflits internes. Mais ce n'est pas pour autant l'entente cordiale au sommet de la hiérarchie. Tout va bien tant qu'il est là, mais demain ? Ses opportunistes lieutenants attendent leur heure. Son fils unique PR Krishna le richissime héritier, AK Bhatter le successeur désigné, Santosh Khanjee l'éminence grise ou bien encore AP Durai et US Bajpai ses hommes de mains, tous fourbissent leurs armes.

Parmi les adeptes aussi, tout ne va pas bien. En 2005, il a fini par déclencher des réactions à force de toujours réclamer plus d'argent. Un livre vendu 250 € pièce, des ventes aux enchères organisées pendant les séances de méditation collective lors des rassemblements internationaux de Vrads Sande au Danemark et de Lignano en Italie, c'en est trop. En janvier suivant, ne pouvant s'exprimer librement en interne, une adepte suisse désespérée ouvre sur le web un blog intitulé "Pour que vive le Sahaj Marg, débarrassé des dérives de la Shri Ram Chandra Mission", bientôt suivie par d'autres. Les mythes qu'il avait construits sont dénoncés les uns après les autres.

En janvier 2007, Navneet Kumar Saxena arrive à son tour sur le web. C'est le fils d'Umesh Chandra Saxena, petit-fils de Babuji et président de la Mission élu à leur suite. Il informe que la bataille juridique engagée par son père contre Rajagopalachari n'est toujours pas réglée. Il accuse, documents officiels à l'appui. Des disciples de Raghavendra Rao et de Kasturi Chaturvedi ouvrent des blogs et accusent eux aussi. Dinesh Kumar Saxena, petit-fils de Lalaji, crée un site web. KC Narayana, le fils du docteur Varadachari, personnalise le sien. SP Srivastava a créé une association. En France et au Canada, des gens qui avaient suivi André Poray ou Kasturi dévoilent sur le web qu'il existe un peu partout des communautés indépendantes de disciples fidèles à l'enseignement de Babuji, toujours bien vivantes aujourd'hui.

Les parts de marché du Sahaj Marg sont énormes et elles seront bientôt à prendre. Tout le monde s'agite, jusqu'à dire et faire n'importe quoi parfois. Comme cette personne restée anonyme qui a publié en septembre 2007 sur le web des accusations de viol, d'inceste et de pédophilie sans que l'on sache précisément qui était concerné, toutes les hypothèses les plus folles étant envisageables. Alors à quoi bon ? Et ce n'est sans doute pas fini...

* * *


Babuji occupe une bonne moitié de cette fresque historique de plus d'un siècle retracée ici au travers de ses traits les plus saillants, tandis que Rajagopalachari domine sans partage le dernier quart de siècle, malgré ses opposants. Le Sahaj Marg issu de l'enseignement confidentiel de Lalaji n'a pas encore 70 ans, mais il s'est déjà répandu partout sur la planète.

La légende de la transmission du pouvoir spirituel instaurée par Rajagopalachari occulte les querelles de pouvoir qui ont frappé ce mouvement dans tous les moments de succession entre maîtres. Le produit spirituel dérivé a considérablement évolué. Déculturé, déterritorialisé et standardisé, il ne conserve plus guère aujourd'hui que les caractéristiques d'une technique de méditation. L'attrait initial des Occidentaux pour les véritables spiritualités indiennes ne résistera pas à l'évolution générale vers la globalisation et l'individualisme. Les adeptes indiens et occidentaux, toujours plus individualistes, ne cherchent plus vraiment une spiritualité, mais seulement un outil de développement personnel, comme la méditation ou le yoga.

Du maître spirituel au gourou totalitaire

Le maître transmet l'énergie divine dans le cœur de ses disciples. Il détient un rôle central dans ce qui fait la spécificité du Sahaj Marg selon Rajagopalachari. C'est le seul dépositaire d'un pouvoir spirituel considérable. L'histoire nous montre que chaque changement de maître s'est accompagné d'une rude période de transition où les prétendants ont fait preuve de toutes les audaces pour s'emparer de ce pouvoir spirituel unique.

On connaît peu de choses des événements qui ont suivi la mort de Lalaji, mais Babuji dans son journal relate qu'il est entouré de concurrents et d'ennemis qui ont attenté à sa vie. Visiblement, ceux-ci devaient être des maîtres du Ramashram satsang ou des membres de la famille de Lalaji, parmi lesquels il a passé du temps entre 1931 et 44. Beaucoup plus tard, il prétend que Rajagopalachari a attenté à sa vie à plusieurs reprises entre 1974 et 82, c'est-à-dire depuis que celui-ci était entré en possession de sa lettre de nomination en tant que "président du système du Sahaj Marg".

Paranoïa de Babuji ? L'histoire politique nous enseigne qu'un homme de pouvoir est au sens figuré un véritable tueur professionnel, paranoïaque par nécessité. Le pouvoir spirituel obéirait-il à d'autres lois que le pouvoir politique ? La captation du pouvoir par Rajagopalachari est-elle spirituelle ou politique ? Le Sahaj Marg commence à drainer un grand nombre de disciples et Rajagopalachari n'est pas insensible à l'attrait du pouvoir sur les hommes. De la même façon, c'est aujourd'hui le pouvoir économique qui semble animer les prétendants actuels. Paranoïa toujours ?

Kasturi et Narayana instaurent une différence entre présidence de la Mission (en tant qu'organisation) et représentation spirituelle de Babuji. Navneet Kumar Saxena, lui, réaffirme avec force les statuts de la Shri Ram Chandra Mission décrétés par son grand-père, à savoir une représentation spirituelle établie à Shahjahanpur en droite ligne de succession. Cela rappelle que Lalaji a préféré son fils à son neveu, que Babuji a préféré Umesh Chandra à Rajagopalachari. Lignées spirituelles héréditaires ou liens du sang dont Babuji et Rajagopalachari se sont affranchis pour parvenir à leurs fins. Alors Rajagopalachari finira-t-il par y succomber à son tour et nommer son fils PR Krishna ou son petit-fils ?

Pouvoir spirituel, pouvoirs politique et économique, tous s'emmêlent dans le Sahaj Marg comme en tout. Il n'y a que la forme de ce pouvoir qui évolue d'une capacité ou d'une compétence spirituelle vers toujours plus de séduction jusqu'au culte de la personnalité, qu'elle passe ou non par les liens du sang à l'égal d'une monarchie.

La renommée, le pouvoir et l'argent attisent les convoitises et compliquent les successions. C'est une loi de l'Histoire, peut-être même une loi de la Nature. les gourous spirituels n'en sont pas exempts. Plus le leader est grand, plus il est difficile de lui succéder. Lalaji n'était pas un géant, Babuji n'était pas un nain. Et Rajagopalachari, un autocrate totalitaire ?

L'histoire du Sahaj Marg n'est pratiquement rien d'autre qu'une histoire de leadership.

Le Sahaj Marg™, un produit spirituel standardisé

Lalaji et Hujur ont fait preuve de syncrétisme en allant puiser aux sources du soufisme et de l'hindouisme. L'enseignement qui en résulte était cohérent, novateur et non dénué d'audace en ces temps de troubles interreligieux. A l'inverse, Babuji le réhabilite sous la forme d'une méthode qui reprend seulement les dernières étapes d'un raja-yoga aux origines hindoues incontestables. Il a fait preuve d'un redoutable simplisme réducteur et d'une frilosité maladive en succombant au nationalisme ambiant. Au contact des Occidentaux, Rajagopalachari l'a encore profondément transformé.

De la pratique spirituelle décrite dans les dix commandements de Babuji, Rajagopalachari ne retient que certains aspects qui lui conviennent mieux que d'autres. Dans un glissement lent mais permanent, il donne la prépondérance aux pratiques qui renforcent la dépendance des adeptes et leur adoration pour le maître. Ainsi, il rappelle à ses disciples qu'ils doivent tenir un journal quotidien, mais il ajoute qu'ils doivent le lui envoyer régulièrement. Correspondre et rencontrer le maître sont vivement encouragés, comme les séances de méditation collective ou le souvenir constant.

Les adeptes sont de plus en plus dépendants de leur gourou et ils l'adorent. Mais le but ultime reste la fusion avec le divin. Qu'à cela ne tienne, Rajagopalachari développe alors une savante confusion entre maître et divin. L'abandon total de l'adepte devient son abandon total au maître, à la volonté exclusive du gourou. Le souvenir constant est-il celui du maître ou du divin ? la fusion de l'adepte avec le divin se transforme en adoration de son gourou, il faut lui faire plaisir à tout prix.

Non content d'avoir revisité les pratiques spirituelles et la définition même du Sahaj Marg, Rajagopalachari révise aussi son histoire, créant ainsi une légende simplifiée facile à retenir. Lalaji a inventé ex-nihilo le Sahaj Marg, son successeur Babuji l'a perfectionné et Rajagopalachari lui a succédé en tant que dernier maître vivant, tout cela en droite ligne de transmission.

Les dix commandements de Babuji sont débaptisés et deviennent de simples maximes. Le Sahaj Marga de Babuji, traduit par "voie facile" (easy way), devient le Sahaj Marg de Rajagopalachari, "voie naturelle" (natural path). La transmission de l'énergie divine par le maître vers le coeur de l'adepte est érigée en spécificité unique au monde, malgré ses origines ancestrales. On est passé du chemin facile d'accès (easy way) à un étroit passage délicat (natural path) dont l'accès est réservé à une élite.

Là où Babuji disait que la spiritualité commence quand s'arrête la religion, et que l'amour divin commence quand s'achève la spiritualité, Rajagopalachari rétorque plus caricaturalement que la religion divise alors que la spiritualité unit. Il ajoute qu'aucune connaissance n'est nécessaire et que la réflexion nuit à la méditation.

Marque déposée, le produit spirituel Sahaj Marg™ a été standardisé. Son objectif a été redéfini, son histoire réécrite et sa pratique codifiée et ritualisée. Déculturé, il ne nécessite aucun savoir ni aucune religion. Déterritorialisé, il est accessible aux Occidentaux aussi bien sinon mieux qu'aux Indiens.

De l'enseignement de Lalaji, on est passé à la méthode de Babuji pour aboutir à la méditation simplifiée à l'extrême de Rajagopalachari, à savoir une technique de yoga parmi tant d'autres. Mais il est unique, difficile et réservé à une élite, affirme-t-il.

Des adeptes hyper individualistes en quête d'un outil de développement personnel

Les mystiques hindoue et soufie ont développé l'importance pour un disciple, s'il voulait progresser spirituellement, de suivre l'enseignement de plusieurs maîtres, comme il y en avait tant auparavant dans les contrées du nord de l'Inde. Cette approche orientale de la spiritualité, faite de contemplation et de méditation, a séduit de nombreux Occidentaux qui rejetaient leurs religions traditionnelles dans une quête de sens, d'émotion et de lien social face au matérialisme de cette société déshumanisante. Mais l'Inde est à son tour entrée dans le marché mondialisé et elle intègre les valeurs occidentales à marche forcée.

Le précepteur suisse Ferdinand Wulliemier, précurseur de la psychiatrie spirituelle, décrit les adeptes occidentaux de la méditation comme des personnes psychologiquement fragiles, "border line" dans le jargon psychiatrique, souvent en pleine crise du milieu de vie. Et de fait, il s'agit très souvent de femmes seules, fragilisées dans leur vie personnelle, familiale et professionnelle. Il ajoute que les catégories socioprofessionnelles les plus représentées sont médicales ou paramédicales, et dans une moindre mesure l'enseignement ou les professions artistiques. Ces adeptes sont d'un niveau socioculturel et économique supérieur à la moyenne, toujours engagés professionnellement dans des relations humaines, souvent difficiles. Fragilisés, souvent en psychothérapie, ils sont nombrilistiquement tournés vers leurs problèmes égotistes.

Alors ces individualistes occidentaux fragilisés par la vie moderne succombent au charme de la méditation, une technique de yoga, un outil de développement personnel et de bien-être parmi tant d'autres. D'autant plus facilement qu'un gourou charismatique leur dit que ce produit spirituel unique au monde est un chemin difficile réservé à une élite. On leur offre ce qui leur manque le plus, on leur offre un but, une communauté et une Vérité. Le Sahaj Marg de Rajagopalachari constitue pour eux un refuge que les religions traditionnelles ne leur fournissent plus, un baume apaisant sur leurs blessures les plus ouvertes, face aux duretés les plus criantes infligées dans leur vie sociale et professionnelle par la société.

Non contents d'y trouver un relatif et incertain équilibre psychologique, les adeptes du Sahaj Marg se transforment à leur tour en thérapeutes prescripteurs auprès de leurs contemporains. Ils mélangent les techniques de méditation de Rajagopalachari avec les éléments les plus disparates piochés au sein du courant mystique ésotérique new age et des médecines alternatives aussi bien qu'avec les outils du développement personnel et du mieux-être. S'érigeant à leur tour psychothérapeutes - on n'est jamais mieux soigné que par les siens - ils s'emparent de la psycho généalogie, de la gestalt thérapie ou bien même du coaching.

Ces mélanges dispensés par des personnes fragiles et mal adaptées à d'autres personnes tout aussi psychologiquement déséquilibrées s'avèrent parfois détonants et particulièrement dangereux.

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Un rapport parlementaire français de 1995 a dressé une liste de sectes où figure en bonne place la Shri Ram Chandra Mission, tandis que d'autres pays ont choisi de la déclarer d'utilité publique et de l'exonérer de taxes.

Le rationalisme à la française, souvent athée ou agnostique, imagine partout des sectes. A l'inverse, les anglo-saxons, dominés par les born again évangéliques ou le new age, baptisent tout et n'importe quoi du sigle de Nouveau Mouvement Religieux. Entre ces deux conceptions radicales, l'approche orientale traditionnelle d'une spiritualité sensible et émotionelle a repris des airs de modernité. Mais l'Orient d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec les archétypes que sont Auroville ou le bouddhisme du Dalaï Lama. La globalisation, l'immédiateté et l'individualisme s'en sont emparés. Le Bollywood de Mumbai et la Silicon Valley indienne de Bangalore sont passés par là. Rajagopalachari est le pur produit de cette confrontation des valeurs traditionnelles indiennes aux valeurs occidentales.

Quand l'émotion prime, la manipulation n'est pas loin. Dans un monde en perte de repères où règne l'incertitude, la tentation de suivre une communauté, son prophète et son messianisme est forte. Le besoin de certitudes est profondément ancré en chacun de nous. C’est pourquoi il faut savoir conserver son esprit critique et son libre arbitre.

L'individu moderne parvenu à maturité, c'est celui qui est autonome et responsable, qui choisit sa voie et bâtit ses propres repères, sans certitude absolue aucune, mais avec de solides convictions.
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"et si en plus
il n'y a personne..."
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A l'heure de la globalisation et de l'individualisme

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Un peu de théorie

La Shri Ram Chandra Mission suisse s'est associée à des universitaires pour publier une histoire du raja-yoga. Louable intention que de prendre de la hauteur, mais qu'en est-il de l'objectivité du résultat final dont un tome entier est consacré au Sahaj Marg ?
A mon tour, je prétends essayer de prendre du recul pour porter un regard aérien sur la religiosité et les spiritualités. D'abord en laissant s'exprimer quelques chercheurs, spécialistes de l'histoire des religions.



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Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l'islam et du fait religieux, "L'Islam mondialisé" (Seuil, 2002) - Propos recueillis par Stéphanie Le Bars - Article du Monde paru dans l'édition du 21.12.08

http://lemonde.fr/organisations-internationales/article/2008/12/20/les-religions-a-l-epreuve-de-la-mondialisation_1133474_3220.html

Les religions à l'épreuve de la mondialisation
LE MONDE 20.12.08 14h10 • Mis à jour le 21.12.08 20h39


Entretien avec Olivier Roy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste de l'islam et du fait religieux, "L'Islam mondialisé". Internet et les télévisions satellitaires ont peu à peu distendu les liens traditionnels entre les religions et leurs territoires d'origine. Le catholicisme et l'orthodoxie en souffrent. Le protestantisme et le salafisme en profitent. Quant au retour du religieux, il est à relativiser.

En dépit de leur ancrage traditionnel dans des cultures et des territoires, les religions semblent ne pas échapper aux effets de la mondialisation. Dans votre dernier ouvrage, La Sainte Ignorance, le temps de la religion sans culture (Seuil, 276 p., 19 euros), vous expliquez que la globalisation s'est emparée du religieux, provoquant ou accompagnant des mutations inédites dans ce domaine. De quelles transformations s'agit-il ?

La mondialisation a créé un marché du religieux. Aujourd'hui, les produits religieux circulent et les religions ne s'arrêtent plus aux frontières. Résultat : alors que traditionnellement les religions se sont connectées aux cultures, voire ont créé du culturel, elles se détachent de leurs territoires et de leur culture d'origine.
On pourrait penser que ce phénomène est lié aux déplacements de population, mais seuls 3 % de la population mondiale bougent. Cette mobilité des marqueurs religieux n'est donc pas une conséquence de l'immigration. Elle se produit aussi sur place, grâce à des contacts directs par Internet. De manière inédite, on a donc des conversions massives et individuelles dans toutes les religions ; une nouveauté par rapport aux conversions collectives traditionnelles, qu'elles aient été libres ou contraintes
Mais, pour qu'un produit soit accessible partout et au plus grand nombre, il faut qu'il soit standardisé. S'il est trop identifié à une culture donnée, il ne se vendra pas en dehors de cette culture. D'où le phénomène de déculturation. La connexion entre marqueur culturel et marqueur religieux devient flottante, instable. Le lien traditionnel entre une religion et une culture s'efface : un Algérien n'est plus forcément musulman, un Russe orthodoxe, un Polonais catholique. Un musulman du Maghreb peut avoir accès à une prédication évangélique protestante sans contact physique avec un pasteur au coin de sa rue. Une étude réalisée au Maroc a d'ailleurs montré que 30 % des gens qui se sont convertis au protestantisme l'ont fait grâce aux prédications d'une chaîne de télévision évangélique diffusant en arabe. Autre exemple : le marqueur islamique "hallal" (licite) se pose aujourd'hui sur des marqueurs culturels qui ne sont pas connectés à sa culture d'origine ; d'où l'apparition des hamburgers ou des sushis hallal.

Dans ce contexte, certaines religions s'en tirent-elles mieux que d'autres ?

Les religions très territorialisées n'arrivent pas à se globaliser, à s'exporter ; c'est le cas de l'orthodoxie russe, par exemple, qui est connectée à une culture, à une nation. Dans une certaine mesure, c'est aussi le cas de l'Eglise catholique, qui a eu le souci de se territorialiser (culte de saints locaux) et de s'inscrire au coeur des cultures concrètes. Les chrétiens d'Orient sont en crise car leurs Eglises reposent sur un communautarisme de type ethnique, alors qu'on a, sur ces mêmes terres musulmanes, le développement d'un protestantisme évangélique et donc l'apparition de nouveaux chrétiens d'Orient.
Dans le christianisme, ce sont toutes les formes d'évangélisme qui s'adaptent le mieux à cette nouvelle réalité ; le pentecôtisme en étant le produit le plus pur. Dans l'islam, c'est le cas du salafisme. Les protestants et les salafistes sont très à l'aise dans la déterritorialisation car le lieu de culte n'y a pas d'importance. Pour les protestants, ce qui prime, c'est "l'esprit saint" qui, par définition, souffle où il veut.
De son côté, l'Eglise catholique, qui prend la crise de plein fouet, tente de la contrer : le pape parle de plus en plus de culture et de moins en moins d'avortement. Il rappelle régulièrement que le christianisme s'est formaté dans l'hellénisme, que les racines de l'Europe sont chrétiennes... Mais il est confronté à une contradiction : comment dire à la fois que la culture européenne a perdu Dieu et qu'elle est chrétienne ? Et comment défendre au niveau universel un catholicisme associé à la culture occidentale, à l'heure où le catholicisme bascule au Sud ?
Par ailleurs, faute de territoire, la notion de communauté de foi prend une grande importance : aujourd'hui, on est dans la communauté ou on est en dehors. Il y a de moins en moins de valeurs communes entre croyants et incroyants, comme le montrent les débats sur la bioéthique. Tout l'espace de l'entre-deux disparaît : le religieux doit être explicite et l'adhésion complète. D'où le développement dans les fondamentalismes contemporains des procédures "d'excommunication".

Est-ce un "retour du religieux" ?

Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un retour ; les religions qui marchent sont des formes récentes. Dans l'islam, le salafisme vient du wahhabisme de la fin du XVIIIe siècle, dans les christianismes, l'évangélisme vient des mouvements de réveil du XVIIIe, et dans le judaïsme, hassidisme et harédisme sont issus du mouvement de revivalisme du XVIIIe. Les fondamentalismes prétendent souvent revenir aux premiers temps de la révélation, mais en fait leurs origines sont récentes ! A mon sens, on assiste à une mutation. Il s'agit davantage d'une reformulation du religieux qu'à un retour à des pratiques ancestrales délaissées pendant la parenthèse de la sécularisation.

Retour voudrait aussi dire que des gens qui ont cessé d'être croyants redeviennent croyants. C'est vrai pour les born again ; mais d'une manière générale, y a-t-il une augmentation de la pratique ?

Ce n'est pas sûr. On a sans aucun doute une visibilité, voire une plus grande exhibition, du religieux. Mais on constate aussi que plus les jeunes catholiques vont aux Journées mondiales de la jeunesse, moins ils s'inscrivent dans les séminaires. Là, on est face au déclin du religieux institutionnel. Je ne vois pas dans l'exhibition des signes religieux une force montante. Vouloir se montrer est plutôt une conséquence de l'intériorisation du fait minoritaire. Une nouvelle perception qui explique aussi en partie la multiplication des procès pour "blasphème" ou diffamation.

Déculturation, déterritorialisation : ces nouvelles réalités s'accommodent-elles du clash des civilisations ?

Elles discréditent la théorie du choc des civilisations, que l'on appelle aussi choc des cultures ou choc des religions, ce qui suppose d'ailleurs une égalité entre les trois notions. Cette théorie part de l'idée que toute culture est fondée sur une religion et que toute religion est incarnée dans une culture. Or le contexte actuel va à l'encontre de ceux qui pensent que l'on ne peut pas dissocier culture occidentale et christianisme, et que donc les autres religions ne rentrent pas dans le moule. La mondialisation est bien le moule commun.
Pour les partisans de cette théorie, le fondamentalisme serait une réaction identitaire culturelle ; le salafisme serait l'expression d'un islam dépassé par l'occidentalisation. Pour moi, c'est le contraire : les fondamentalismes sont la conséquence d'une crise de la culture et non pas l'expression d'une culture.

Justement, quels rapports les fondamentalistes, qui dans toutes les religions ont le vent en poupe, entretiennent-ils avec la culture ?

Les fondamentalismes sont ceux qui se sont débarrassés de la culture. Ils définissent le religieux comme en opposition à la culture et rejettent tout ce qui s'est passé entre les "fondements", les origines, et maintenant, c'est-à-dire la culture. Par exemple, les salafistes veulent s'en tenir aux hadiths (les "récits" du Prophète) et, à leurs yeux, la culture est au mieux inutile, au pire, elle éloigne de la religion. Une oeuvre d'art détourne de Dieu. Ignorer une culture perçue comme païenne est donc un moyen de sauver la pureté de sa foi. C'est la sainte ignorance.
C'est d'autant plus vrai que les croyants se vivent désormais comme des minoritaires environnés par une culture profane, athée, pornographique, matérialiste, qui a choisi de faux dieux : l'argent, le sexe ou l'homme lui-même. Porté à son extrême, ce refus de la culture profane se transforme en une méfiance envers le savoir religieux lui-même, et les nouveaux croyants privilégient souvent le témoignage, l'extase, l'émotion... Ainsi, d'une certaine manière, les saints ignorants contribuent à l'épuisement du religieux.
Plus largement, la déconnexion entre culturel et religieux, qui intervient dans un contexte de sécularisation, fait apparaître le religieux comme du pur religieux. C'est-à-dire que le religieux lui-même voit la culture comme profane ou païenne, notamment depuis les années 1960. Jusque-là, même s'ils ne les justifiaient pas de la même manière, croyants et non-croyants partageaient les mêmes valeurs. Désormais, la société profane va se mettre à produire des valeurs perçues comme contraires aux religions : la libération sexuelle, le refus de la différence des sexes... Le religieux va être amené à se définir comme du pur religieux : cela l'amène à dire par exemple que l'avortement ou le mariage homosexuel "c'est mal, parce que c'est contre la loi de Dieu". Le pur religieux, c'est quand la norme religieuse est découplée de la morale sociale. Régulièrement, le pape déplore que la morale profane ne soit plus habitée par l'esprit de Dieu ou la morale religieuse ; c'est pour cela qu'il définit la culture contemporaine comme une culture de mort.
Parallèlement, et cela est tout à fait nouveau, la culture profane occidentale n'a plus de savoir religieux. Les gens qui ne vont pas à l'église ne connaissent rien du religieux, alors que les anticléricaux du début du XXe siècle ne connaissaient que trop la culture catholique !
L'enjeu est de taille car, faute de comprendre les croyants, l'ignorance profane a tendance à voir dans le religieux une folie ; elle l'envisage comme un phénomène à réduire et, ce faisant, elle contribue à réduire l'espace de la démocratie.


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Frédéric Lenoir est Philosophe, sociologue et historien des religions. Chercheur associé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Depuis 2004, il dirige la rédaction du magazine Le Monde des religions, un bimestriel qui dépend du quotidien "le Monde", et qui aborde le fait religieux de manière distanciée.

http://www.fredericlenoir.com/web/content/view/72/61/lang,fr/

Vivez-vous une spiritualité ouverte ou fermée ?
Paru dans Nouvelles Clés - Propos recueillis par Marc de Smedt - Patrice Van Eersel

Nouvelles Clés : Dieu n’est pas mort, dites-vous, il se métamorphose. Le sacré prend de nouveaux visages… ou bien revêt des habits très anciens, mais dans tous les cas le résultat est, selon vous, que nous vivons actuellement “l’une des plus grandes mutations religieuses que l’homme ait jamais connues.” Une mutation qui nous mettrait en résonance avec le xvie siècle et la Renaissance, c’est-à-dire avec les débuts de la modernité, que vous prenez soin de distinguer de ses développements ultérieurs. Il y aurait eu plusieurs modernités ?

Frédéric Lenoir : Qui sont les premiers modernes ? Des gens comme Pic de la Mirandole, pour qui l’homme doit être parfaitement libre de ses actes et de ses choix, y compris de ses choix religieux – ce qui, à l’époque, est une révolution considérable –, chacun doit exercer sa raison, son esprit critique… mais cela ne le ferme pas au sacré, bien au contraire ! L’être libre, conscient de son incomplétude, est en quête de quelque chose de plus grand que lui. Il se passionne pour toutes les sciences, toutes les langues, toutes les traditions. Il relit la Bible, plonge dans la Kabbale, expérimente l’alchimie, l’astrologie et tous les langages symboliques qu’ont explorés les cultures humaines et dont il découvre, ébloui, qu’ils sont à sa disposition. Cette émergence à la liberté de conscience, ce désir de tout expérimenter s’accompagnent d’une immense soif de tolérance. Là, nous trouvons Montaigne, qui sait allier ses convictions catholiques profondes avec une acceptation des opinions les plus différentes, voire les plus opposées à la sienne.
Cette modernité première, je pense que nous sommes en train d’en retrouver l’esprit en ce moment même, mais riche de cinq siècles de folle traversée – d’où ma proposition de l’appeler “ultra-modernité” : ce n’est pas une “ post-modernité ” qui serait en rupture avec les idéaux de la Renaissance, bien au contraire : la caractéristique n°1 n’a pas changé, c’est l’autonomie du sujet, l’individu reste LA référence. En revanche, je la distingue d’une modernité seconde, qui a lentement émergé au xviie siècle, s’est affirmée au xviiie, pour devenir hégémonique au xixe siècle… Avec Descartes, en effet, on scinde le monde en deux : d’un côté la foi en Dieu, l’imaginaire, le symbolique qui deviennent des affaires privées, sans prise sur le monde physique ; de l’autre côté, la science, en pleine ascension, qui étudie une nature désenchantée, habitée par des hommes-machines doués de raison, et qui va prendre le pouvoir. Ce deuxième temps de la modernité est systématisé par les Lumières. Kant ou Voltaire sont aussi croyants que Descartes, mais leur Dieu, lointain et froid architecte de l’univers, n’a plus qu’un ascendant moral sur les hommes. Leur quête principale, guidée par la raison, entièrement accaparée par une laïcisation du décalogue (la loi kantienne) et par la recherche scientifique, n’a plus rien à faire du symbolique ou de la Kabbale. Un siècle plus tard, le scientisme règne, moteur des grands systèmes athées et aboutissement logique de la scission entre foi et raison. Feuerbach, Marx, Nietzsche, Freud, chacun à sa façon, tirent la leçon des Lumières : si le “grand architecte” n’a plus de rapport réel avec le monde, si l’on ne peut même plus raisonner sur lui, c’est donc qu’on peut se passer de lui, il n’est plus qu’une idole ! C’est l’apothéose du mythe de la modernité. Sa caricature. L’homme ne se rend pas compte qu’il se coupe de la nature, de son corps, pour ne plus être qu’une sorte de cerveau qui, finalement, a réponse à tout et peut apporter le bonheur à l’humanité entière. L’illusion du progrès rationnel triomphe avec le marxisme et ses lendemains radieux… Là-dessus, l’humanité se prend sur la figure le siècle le plus violent de l’histoire humaine – d’Auschwitz au clonage, en passant par le Goulag et Hiroshima – et nous nous retrouvons, à l’aube du troisième millénaire, à nous interroger.
Remettre en cause les fondements de la modernité, à commencer par la liberté individuelle ? Certainement pas. Mais revenir sur la coupure entre l’humain et la nature, entre l’esprit et le corps, entre la raison et l’émotion ? Certes oui. La nouvelle modernité est donc modeste et mûre. Adulte. Tolérante. C’est-à-dire qu’elle accepte les limites du rationnel, du scientifique, de la technologie, et du coup, le sacré redevient possible. C’est d’ailleurs pourquoi j’estime que les chercheurs qui ont travaillé sur l’imaginaire, sur le mythe, sur les archétypes, etc., Carl G. Jung, Mircea Eliade, Gilbert Durand ou Edgar Morin, sont ceux qui ont le mieux compris ce qu’était l’essence de la modernité débarrassée de son propre mythe. Ils ont su nous rendre la dimension dont nous avions été amputés.

Comme si un cycle se bouclait ? C’est vrai que, depuis une trentaine d’années, nous avons souvent l’impression de vivre une Renaissance – avec ses bons et ses mauvais côtés : ouverture à toutes les explorations possibles et transdisciplinarité, métissages de cultures, mais aussi guerres de religions et mise en esclavage de peuples entiers…

Les trois vecteurs de la modernité au xvie siècle n’ont jamais été aussi présents qu’aujourd’hui : individualisme, raison critique et mondialisation. Ils sont même en régénérescence partout. Pourquoi ? Parce qu’on a quitté le mythe de la modernité triomphante. Le scientisme, qu’il soit libéral ou marxiste, s’écroule. C’était une utopie. Du coup, l’esprit critique se réveille et, au contact du réel, s’aperçoit que celui-ci est beaucoup plus complexe que ce qu’on croyait. Nous redécouvrons la distinction que faisaient les anciens de la scholastique thomiste entre la ratio et l’intellectus : la première, c’est la logique pure, mathématique, alors que le second intègre, à la façon orientale, la sensibilité, l’émotion, la contemplation. Aujourd’hui, de tous bords – de la recherche scientifique au monde de l’entreprise – nous arrive l’idée qu’il faut remplacer l’intelligence froide et corticale par une intelligence plus vivante, plus émotionnelle : les neuropsychologues disent même que nous avons plusieurs cerveaux, liés à notre ventre ou à notre cœur ! Et nous nous apercevons que l’on peut parfaitement vivre dans l’autonomie, dans la raison critique, tout en avançant dans une quête de sens enracinée dans l’expérience du corps. En tout cela, nous rejoignons la première modernité de la Renaissance.
Un Pic de la Mirandole se sentirait parfaitement à l’aise aujourd’hui !
Maintenant, parlons des nouvelles guerres de religions. La plupart des médias prennent tout à l’envers. Ils disent : « Aujourd’hui, ce qui domine dans les religions, c’est l’intégrisme, le fanatisme, la violence. » Mais non ! Ouvrons les yeux : ce qui domine, par-delà l’incendie des apparences, c’est juste l’inverse ! Partout, dans toutes les cultures, inexorablement, les gens s’approprient le religieux, chacun à sa façon. Y compris dans l’islam : du Maroc à l’Indonésie, en passant par l’Iran, les jeunes veulent pratiquer leur religion librement, parfois sans bien s’en rendre compte. C’est cela qui, au fond, dans toutes les religions, rend folle la très petite minorité des intégristes, prêts à des actes d’une violence inouïe plutôt que d’accepter l’évolution vers la liberté. Que cette dernière se dresse contre la domination culturelle de l’Occident est une autre histoire – ou contre celle des aînés : ainsi peut-il arriver que des jeunes filles revendiquent de porter le voile pour défier leurs parents, telles les deux sœurs d’Aubervilliers, dont le père est un juif athée et la mère une catholique kabyle !

Les intégristes eux-mêmes n’inventent-ils pas des formes totalement inédites, pas plus fidèles, par exemple, à l’islam originel, que les nazis ne l’étaient à la culture germanique préhistorique ?

Bien sûr, il y a reconstruction. Et ce n’est pas un hasard si les premiers “barbus” algériens sortaient plutôt de facultés de science ou d’institut de technologie que d’écoles de théologie ou de philosophie : leur “retour aux origines” est souvent autodidacte, ignorant et fantasmatique. De toute façon, sur le très long terme, ce que l’on retiendra de notre époque dans l’évolution du religieux, c’est le passage des grandes traditions culturelles dépendant de groupes, d’ethnies, de nations… à des pratiques personnelles, d’individus désireux de s’approprier le sens. Ils peuvent rester catholiques, juifs, musulmans – ce sera une appartenance culturelle. Mais ils vont vivre ce catholicisme, ce judaïsme ou cet islam chacun à sa manière. C’est une révolution colossale. Et une crise considérable pour les Églises. Les deux tiers des Européens et les trois quarts des Américains se disent croyants, mais pratiquent de moins en moins.
Or, ce mouvement semble sans retour…

Si chacun se bâtit un “kit religieux” à sa mesure, la confusion syncrétique sera totale…

D’abord, aucune religion n’a échappé au syncrétisme. Le bouddhisme est un syncrétisme. Et le christianisme, un formidable mélange de foi juive, de droit romain, de philosophie grecque ! Et l’islam donc, alliage extraordinaire de croyances arabes anciennes et d’emprunts judaïques et chrétiens ! Toutes les religions sont syncrétiques. Seulement, il y a deux types de syncrétismes. Le premier élabore une nouvelle cohérence en se confrontant aux contradictions, ou aux accélérations, que sa combinaison singulière apporte. Le second demeure dans la mollesse d’un collage non digéré. Inintelligent. Inorganique. Sans colonne vertébrale. D’où le défi redoutable de la modernité : à chaque individu de savoir organiser sa propre cohérence, et ceci dans un monde où l’“offre religieuse” devient pléthorique et où les possibilités de collages confus se multiplient.

Vous disiez qu’un Pic de la Mirandole se sentirait à l’aise aujourd’hui. Avec son éclectisme et son goût pour le merveilleux, on le retrouverait donc dans les réseaux new age – auquel vous consacrez d’ailleurs un chapitre central.

Sauf que Pic de La Mirandole et les grands humanistes de la Renaissance avaient une exigence intellectuelle que n’ont pas la plupart de ceux que l’on regroupe, souvent avec condescendance, sous le terme de “New Age” – syncrétisme, il faut dire, particulièrement mou, en particulier aux États-Unis. La confusion mentale me semble l’un des principaux défauts de ce mouvement – les deux autres étant l’égotisme (le monde ramené à mon bonheur) et le relativisme (l’idée paresseuse que toutes les croyances se valent à travers l’espace et le temps). Cela dit, je trouve l’intention du New Age très bonne : elle consiste à aller chercher dans toutes les traditions ce qui peut nous parler et nous permettre de vivre une expérience d’éveil. Mais l’expression New Age me semble avoir fait son temps. Je lui préfère “réenchantement du monde”, où je vois le meilleur de cet élan très vaste, qui joue en effet un rôle capital dans l’ultra-modernité spirituelle. De quoi s’agit-il ?
Le premier à avoir parlé du “désenchantement du monde” est Max Weber. Pour lui, le processus était fort ancien, puisqu’il le faisait démarrer avec la Bible et la propension des juifs à rationnaliser le divin. Je ne suis pas d’accord, mais une chose est sûre, c’est qu’avec la “modernité seconde” dont je parlais tout à l’heure, celle du “Grand Horloger” des philosophes des Lumières, le monde a peu à peu perdu son immense aura magique – ce qui a contribué à éteindre toutes sortes de correspondances liant les gens à la nature, au vécu, au corps. Ce désenchantement a atteint un paroxysme au xxe siècle. Jusqu’à la nausée de la société de consommation, où tout est observable, manipulable, déchiffrable, rationalisable, marchandisable… Mai 68 peut être décrypté comme un besoin de réenchantement. Mais, bien avant, c’est tout le mouvement romantique ! Dès le XVIIIe siècle en effet, certains esprits refusent le “refroidissement” de la modernité cartésienne ou kantienne.
Un Goethe, par exemple, a clairement l’intuition des dangers de la modernité scientiste. Plus tard, un Lamartine aussi. Ou un Hugo. Ceux qui chercheront le plus à réintroduire le sens du mythe, de l’imaginaire et du sacré, à réhabiliter cette partie de l’homme niée par les Lumières, sont certainement les grands romantiques allemands, de Novalis aux frères Grimm. Mais la révolution industrielle commence à peine et les romantiques – au rang desquels il faut compter les premiers écologistes américains, Thoreau, Emerson, etc. – sont relégués dans la catégorie des poètes inoffensifs. Si bien que le message philosophique dont ils sont porteurs va passer à d’autres types d’acteurs sociaux : les cercles ésotériques de la fin du xixe siècle, dont la Société théosophique est l’une des expressions les plus abouties – avec le prolongement anthroposophique de Rudolf Steiner…

Steiner, que vous n’hésitez pas à comparer à Pic de la Mirandole, encore lui…

Mais oui, c’est un personnage étonnant, dont l’éclectisme rappelle l’esprit de la Renaissance ! Et donc le New Age – le Réenchantement du Monde – ne sort pas du néant : il s’inscrit dans un courant historique précis. Un courant qui aujourd’hui rejaillit un peu partout à la surface et qu’à mon avis on ne peut bien analyser selon les grilles de la sociologie religieuse globale, mais selon celles d’une psychosociologie qui est à inventer. Je trouve en effet que les anciennes catégories – catholicisme, judaïsme, libre-pensée, athéisme… ou new age – sont trop réductrices et laissent échapper l’essentiel. Quand on analyse le vécu réel, la phénoménologie religieuse contemporaine nous montre qu’au fond il y a deux types de religiosités, qui traversent toutes les autres catégories : la première ouverte, la seconde fermée. Cette dernière regroupe tous ceux qui ont vitalement besoin de certitudes et de vérités absolues : on y retrouve les fondamentalistes, les intégristes, les orthodoxes d’absolument toutes les religions – et cela comprend bien sûr une nuée de sectes, mais aussi les athées militants. Alors que la première catégorie concerne des individus qui, tout en vivant une relation profonde au sacré, assument l’incertitude de la modernité parvenue à maturité, qui implique du doute et une quête permanente : ils ont des convictions, mais se disent qu’elles sont peut-être provisoires et que des convictions différentes peuvent être aussi légitimes – et cela comprend donc de nombreux agnostiques en recherche. Et vous remarquerez ceci : tous les gens de religiosité ouverte s’entendent bien entre eux, quelles que soient leurs traditions. Même chose d’ailleurs pour ceux de religiosité fermé – même si leur façon de “bien s’entendre entre eux” peut être de se haïr et de se faire la guerre, comme les intégristes protestants façon Bush et les intégristes musulmans façon Ben Laden.

Je suppose que vous vous situez vous-même dans la catégorie ouverte… Pourriez-vous nous dire deux mots de votre propre parcours ?

J’ai eu la chance de grandir dans un milieu familial d’un catholicisme très ouvert, non pratiquant mais en grande recherche morale. Mon père est un proche de Jacques Delors et du courant personnaliste. Je lui dois énormément. J’avais treize ans, quand il m’a offert Le Banquet de Platon. J’ai tout de suite été passionné par la philosophie. Jusqu’à dix-sept ans, les présocratiques, Épicure, les stoïciens, Aristote ont merveilleusement répondu aux questions existentielles que je me posais. J’ai alors éprouvé le besoin de me tourner vers l’Orient et ce fut de nouveau – via Arnaud Desjardins – un voyage extraordinaire, jusqu’à ma découverte de Chogyam Trungpa et des bouddhistes tibétains, et aussi des mystiques, Maharishi, Shankara, etc. Arrivé là, je me suis dit qu’il était déraisonnable de ne rien savoir de Jung. La lecture de ce dernier m’a poussé à me plonger dans l’astrologie – qui tient un formidable discours symbolique sur l’homme – et dans l’univers prodigieux des mythologies et des lois de synchronicité qui les régulent. J’avais alors dix neuf ans et j’étais passionné par toutes les religions, sauf le catholicisme. Pour moi, c’était vraiment la dernière des traditions qui pouvaient m’intéresser ! Je trouvais ça puritain, bloqué, nul, bref “catho”. Ce qui m’est arrivé alors était totalement imprévisible.
J’avais accepté l’idée de passer quelques jours dans un monastère cistercien breton, pour expérimenter l’écriture dans le silence. Un lieu superbe, où je me suis tout de suite senti très bien, parmi des religieux et des religieuses qui respiraient la santé et l’intelligence. J’ai commencé à travailler quand un malaise a soudain surgi. Un malaise grandissant, qui m’a donné une furieuse envie de partir. J’étais sur le point de le faire, quand ma conscience m’a mis au défi de trouver une explication à ce qui se passait. Mon goût du défi et un certain amour propre m’ont donc fait rester.
À quoi devais-je donc me confronter ? Une vieille Bible poussiéreuse traînait là. Je l’ai ouverte au hasard et suis tombé sur le Prologue de saint-Jean. À peine avais-je commencé à le lire que le ciel m’est tombé dessus : pleurant toutes les larmes de mon corps, j’ai senti monter en moi un amour incroyable. J’avais envie d’embrasser le monde entier ! J’avais vingt ans. Je venais de rencontrer le Christ cosmique dont parle saint-Jean. Vingt ans plus tard, je puis dire que ce qui s’est inscrit en moi ce jour-là est indélébile.

On vous connaît pourtant surtout pour vos écrits sur le bouddhisme !

C’est que mon parcours intellectuel, lui, a continué, en philosophie et en sociologie. Ma thèse sur “ le bouddhisme et l’Occident ” était une façon de mettre mes centres d’intérêt en confrontation. Sur le plan conceptuel en effet, il n’y a pas plus différent que bouddhisme et christianisme. C’était parfait. Je vais toujours vers le contraire de ce que je crois pour mettre mes convictions à l’épreuve. J’ai donc exploré deux univers étrangers l’un à l’autre, qui m’ont nourri à des niveaux différents. Mais je n’ai pas bougé dans ma conviction profonde. Je prie le Christ tous les jours.

Un Christ un peu abstrait… ?

Oh non ! le Jésus des Évangiles, dont je crois qu’il est en même temps un Christ qui dépasse toutes les religions, y compris la révélation chrétienne : le Logos qui éclaire tous les hommes et s’est incarné à un moment donné sous cette forme. C’est pourquoi je me dis chrétien. Sinon, je serais agnostique. Cela dit, je pratique aussi la méditation zen, tout simplement parce qu’elle m’aide à me déconnecter des soucis, du mental agité. Depuis vingt ans, tous les jours, je prends donc la posture et pratique une respiration… un peu indienne, en fait ! Puis je me mets en présence du Christ, j’ouvre l’Évangile, je lis un passage et enfin je prie, face à une petite icône. Pour moi, le religieux se définit fondamentalement par la pratique et l’expérience de plusieurs niveaux de réalité…

… dont le centre est là, en nous, et pourtant nous échappe toujours ?

Notre conception du “centre”, c’est-à-dire de Dieu, a considérablement évolué en quelques générations. Pour un nombre croissant de nos contemporains, le divin se conçoit désormais beaucoup plus dans une sorte d’immanence, d’intimité extrême. Et en même temps, paradoxalement, nous sommes allés chercher en Orient des catégories philosophiques comme la “vacuité” ou le “dépassement de la dualité”, qui nous ont permis de repenser le monothéisme de façon plus parlante, mais aussi plus impersonnelle. Nous y avons d’ailleurs retrouvé toute une approche de la religiosité alternative occidentale : celle de Maître Eckhart ou des mystiques néo-flamands, pour qui Dieu est avant tout ineffable et ne peut se définir que négativement, par tout ce qu’il n’est pas.
Ce qui nous ramène à cette caractéristique de l’ultramodernité : l’acceptation de l’incertitude, avec une maturité suffisante pour ne pas nous paniquer face à l’idée d’Inconnaissable.

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